En ligne, la communauté s'évertue à répondre à une unique question: comment optimiser son apparence?
À peu près toutes les femmes ayant grandi sous le joug des magazines féminins connaissent la chanson: pour entretenir son capital beauté, il faut peaufiner laborieusement sa routine hydratation-gommage, prendre soin de sa chevelure et boire beaucoup d'eau. Mais pour les adeptes de Dillon Latham, jeune homme de 18 ans originaire de Virginie, ces conseils très banals font office de précieuses découvertes, de règles de vie confidentielles que l'on se refile sous le manteau entre bienheureux initiés.
Protéines et masque capillaire: c'est quoi le looksmaxxing?
«L'année dernière, j'ai appris ce que les filles faisaient pour être plus belles et j'ai dit aux hommes de faire de même», explique le jeune homme au New York Times. Sur son compte lancé en septembre 2022, plus d'un million d'internautes, les «looksmaxxers», écoutent religieusement les mantras du jeune homme destinés à optimiser leur beauté. Le suffixe du néologisme provient du monde des jeux de rôle, signifiant «maximiser» et développer un trait de caractère unique, comme la sagesse ou le courage. «C'est comme créer un personnage dans un jeu vidéo et essayer d'utiliser autant de points que possible pour augmenter les statistiques de la barre d'apparence», explique l'un des tutos lookmaxxing les plus populaires de YouTube. Le terme comporte aussi des origines plus troubles, liées aux forums de discussions Incel à la manosphère qui «attribuent fortement le succès romantique aux avantages génétiques perçus par les hommes grands et musclés», résume le média américain.
«Plusieurs forums de discussion consacrés au lookmaxxing estiment que le sexe est un jeu compliqué de persuasion et de subterfuge, qu'il faut gagner grâce à des astuces spéciales et des connaissances cachées.» Sur TikTok,le looksmaxxing frôle les 3 milliards de vues. Entre deux conseils régime et modèles de routine stakhanovistes, on y découvre des silhouettes musclées à la mâchoire carrée poser devant la caméra, soulever leur t-shirt pour dévoiler des abdominaux ciselés, des avant-après montrant l’obtention d’un menton plus pointu ou d’une chevelure plus luxuriante. (Pensez à Chris Appleton, coiffeur de KK et J-LO, qui vend un masque capillaire censé conférer des cheveux de riche.) Ces derniers mois, le looksmaxxing s'est frayé un chemin jusqu'au grand public, grand public composé notamment d'adolescents et de jeunes hommes qui s'évertuent à «prendre de la masse» en avalant des protéines et à se débarrasser de leurs cuticules. Pour eux, la pratique relève plus largement duglow-up, qui décrit toute une constellation de vidéos relevant de l’amélioration de l'apparence et dépasse les 112 milliards de vues sur la plateforme.
Le lexique: mogging, canthal tilt et mewing
La communauté looksmaxxing a forgé tout un vocabulaire viral. On découvre le mewing, méthode supposée permettre la diminution des rides et du double menton, le mogging, qui signifie être plus beau qu'un autre, le starvemaxxing, le fait de jeûner, ou encore le canthal tilt, qui désigne le ratio (positif ou négatif) entre le coin intérieur et extérieur de l'œil, énième critère de beauté érigé sur les Internets. Sur TikTok, la plupart des comptes s’en tiennent au softmaxxing, à savoir améliorer son apparence grâce à son alimentation, au sport et aux soins de la peau. À l'autre bout du spectre, on trouvera le hardmaxxing qui implique bistouri, ingestion de stéroïdes et petits coups de marteau dans le menton, dont on parle le plus souvent sur des forums. Naviguant entre ces deux zones, on tombe sur des comptes TikTok comme Syrianpsycho. Derrière ce pseudonyme, il y a Kareem Shami, étudiant de 22 ans à San Diego sur la côte ouest des États-Unis. En 2012, lui et sa famille ont fui la guerre en Syrie pour arriver à Beyrouth. Dans sa nouvelle école, explique le média américain, ses camarades de classe se moquent de son apparence et de son incapacité à sortir avec des filles.
«Putain, j'aurais aimé avoir sa routine de soins de la peau»
À 18 ans, le film American Psycho adapté du roman de Bret Easton Ellis, lui fait forte impression. Kareem Shami n'est pas intéressé par la satire du consumérisme et de la culture yuppie des années 80, et les meurtres du psychopathe Patrick Bateman joué par Christian Bale ne le perturbent pas plus que ça. «Quand je le regardais, je me disais, putain, j'aurais aimé avoir sa routine de soins de la peau, sa routine matinale», a expliqué le jeune homme au New York Times. Pour parfaire ce qu'il qualifie de «transformation», le jeune homme s'est fixé un programme spécifique à base de mewing, sport et crème hydratante. Après avoir déménagé aux États-Unis, Kareem lance son compte TikTok. À son million d'abonnés, il explique comment prendre soin de ses cils, creuser ses joues, et propose des contenus développés en partenariat avec des marques.
Comme chez les youtubeuses beauté des années 2010, le verbe n'est pas toujours sérieux, le ton tient des conseils d'un grand frère protecteur et bienveillant. «Le monde du lookmaxxing est traversé par une sorte d’humour facétieux et d'autodérision, dans lequel les références obscures et le jargon fonctionnent comme une forme de signalisation au sein du groupe», résume le média. Si les propos sont parfois ironiques, le message n'est pas forcément pris avec recul, puisque le public est parfois constitué d'enfants et préadolescents de 10 ou 11 ans. Sur Looksmax.org, berceau historique du looksmaxxing, un fil de discussion est d'ailleurs consacré au pubertymaxxing, comprenez l’optimisation de la puberté. On peut y dénicher une «introduction aux androgènes et aux facteurs de croissance, et à la manière de les appliquer». Et dans sa vidéo TikTok intitulée «Comment réparer un visage asymétrique», le sémillant Dillon Latham explique aux internautes qu'ils doivent «commencer à faire ces choses dès le plus jeune âge, car plus vous commencez tard, moins les résultats seront visibles».
Le male gaze retourné contre les hommes
Pour les chercheurs, l'attention croissante portée à notre apparence n'est pas que le symptôme d'une surexposition aux réseaux. Cette optimisation du physique découlerait surtout d'un modèle sociétal et politique qui encourage encore et toujours l'hyper-individualisme, et téléporte les règles de l'entreprise sur les consommateurs. «Cette nouvelle morale est en phase avec l’idéologie néolibérale qui encourage l’individu à se concevoir comme une petite entreprise», relève en 2023 Zineb Fahsi, professeure de yoga, diplômée de Science Po Paris, autrice de l'essai Le yoga, nouvel esprit du capitalisme.
Dans une société de plus en plus fractionnée, antagoniste et anxiogène, le corps s'imposerait également comme une valeur refuge. «À l’âge de la crise du couple, de la famille, de la “foule solitaire”, le corps devient un miroir, un autre soi-même, avec qui cohabiter en toute fraternité, en toute jouissance», observait déjà en 1990 le sociologue et anthropologue David Le Breton dans Anthropologie du corps et modernité. Le phénomène s'est notamment traduit aujourd'hui par l'engouement autour de la musculation. Avec 43 % de pratiquants chez les 16-25 ans, la musculation s'impose comme le sport favori des jeunes Français (source: baromètre 2022 de l’UCPA-Crédoc sur les loisirs sportifs). Dans La Fabrique du muscle, le sociologue Guillaume Vallet s'interroge sur notre valorisation des corps musculeux en corrélation avec ce qu'il nomme «le capitalisme des vulnérabilités»: «Il s’agit d’un capitalisme qui de façon croissante et endogène produit vulnérabilités, fragilités et incertitudes. Qu’est-ce qui apparaît alors comme voie de sécurité, comme ancre? Le corps. C'est la ressource que l’on possède, à travers laquelle on va pouvoir lutter contre l’extérieur.» Avec comme conséquence le retournement du male gaze contre les hommes.